[Source : Casus Belli HS n°9]
LA FAMILLE ROMAINE : UNE ENTITE POLITIQUE PAR EXCELLENCE
Il n'est pas exagéré de
dire que les moeurs familiales des Romains sont aussi éloignées
des nôtres que celles des sociétés aztèques ou
bantous. Avant d'aborder la question des stratégies familiales, il
est nécessaire de comprendre les fondements de l'univers domestique
des Romains. Le père règne en maître absolu sur le groupe
familial, au sens large: épouse, enfants, mais aussi affranchis et
esclaves résidants sous le même toit. Il est investi de fonctions
disciplinaires que complètent des châtiments d'ordre légal.
C'est lui, et lui seul, qui décide de la reconnaissance ou de l'abandon
de ses enfants, et qui, par la suite réalisera le «dressage »
civique de ses fils. Le mariage se produit généralement vers
24 ans pour les garçons, mais dès 12 ans pour les filles; il
est d'habitude consommé immédiatement. La société
romaine se caractérise en outre par une intense «circulation
» des femmes. Il n'est pas rare de prêter son épouse féconde
à un autre pour qu'il en ait des enfants. Divorces et remariages sont
monnaie courante. L'adoption est d'ailleurs un moyen tout aussi naturel d'avoir
des enfants que la naissance. La succession se fait strictement dans la lignée
paternelle : viennent d'abord les fils (de sang ou d'adoption) puis les neveux,
les petits neveux, etc. César par exemple, dépourvu de fils,
fit de son petit neveu Octave, son héritier, tout en l'adoptant à
titre posthume. La famille romaine est donc un ensemble masculin et politique:
seuls sont citoyens de plein droit les pères qui dans leurs maisons,
exercent jusqu'à leur mort un pouvoir absolu, qui n'est jamais qualifié
de privé. A l'inverse, les fils, quel que soit leur âge, demeurent
des citoyens de seconde zone, en attendant l'émancipation qui peut
ne survenir qu'à la mort de leur père.
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LA DELICATE QUESTION DE LA SUCCESSION D'AUGUSTE
A cause de l'imbrication totale de
l'ordre familial et de l'ordre politique dans la Rome des julio-Claudiens
(premier siècle avant et après JC.), les stratégies familiales
furent déterminantes dans les successions des premiers empereurs.
Dans l'univers des nobles romains, le fils, l'héritier, est l'enjeu,
nous allons le voir, de deux «triangles» d'influence :
Le premier regroupe fils, père et pédagogue.
Le second, fils, mère et grand-père maternel. La longue lutte
pour la succession d'Octave devenu empereur, sous le nom d'Auguste (de -27
à+14), nous offre le meilleur exemple de toutes les stratégies
qui peuvent être développées autour de ces deux triangles.
Présentons avant tout les principaux protagonistes
de la bataille :
Auguste, le père, l'empereur, n'a qu'une fille: Julie, née
d'un premier mariage.
Auguste (Caius Julius Caesar Octavianus Augustus de son vrai nom)
est un «julien» (famille de Jules César).
Livie, sa seconde et ultime épouse, a, elle, deux enfants de
son premier mariage : Tibère, élevé chez son père
Tiberius Claudius Nero, et Drusus né et élevé dans la
maison d'Auguste qui venait alors d'épouser Livie, bien qu'elle fût
enceinte d'un autre... Livie, à cause de son premier mariage, défend
les intérêts de ses deux fils, qui eux sont des «Claudiens»
(famille de leur père Tiberius Claudius Néro).
Passons maintenant aux faits, ils sont suffisamment
édifiants pour se suffire à eux mêmes. Pour les suivre,
le recours à l'arbre généalogique est de rigueur...
TOUT AURAIT PU ETRE SI SIMPLE !
Phase 1 de - 27 à - 23
Stratégie d'Auguste: «La voie naturelle»
N'ayant pas de fils, Auguste choisit de faire de Marcellus
son neveu (fils de sa soeur Octavie), son héritier. Pour renforcer
sa position, il lui donne pour épouse Sa fille unique Julie. Octavie,
elle, les couve des yeux et défend leur cause.
Stratégie de Livie: « attendre et éliminer...»
Ses fils, beaux-fils de l'empereur, sont loin derrière Marcellus dans
la succession d'Auguste à la lignée duquel ils n'appartiennent
pas. Elle ne peut tenter que de renforcer leurs positions dans l'attente d'une
disparition du jeune Marcellus. En faisant épouser Antonia Minor (fille
d'Octavie et de MarcAntoine, demi-soeur de Marcellus) à Drusus, elle
donne aux futurs enfants du couple, Claude et Germanicus, un grand-père
maternel prestigieux : Marc-Antoine, l'ancien glorieux et populaire rival
d'Auguste.
Dénouement: Mort subite de Marcellus en -23 des mauvaises langues
parlent d'empoisonnement...
RETOUR À UN CALME APPARENT
Phase 2, de -23 à -20
Stratégie de Livie: «Faire légitimer ses fils par
Auguste».
Auguste n'a plus d'héritier de sang julien.
Livie manoeuvre pour qu'il adopte Tibère et (ou) Drusus (qu'Auguste
préfère à Tibère car il l'a élevé
chez lui), qui sont déjà deux de ses meilleurs lieutenants aux
armées.
Stratégie d'Auguste: « Re-fabriquer des juliens».
Obstinément, pour avoir des héritiers
de son sang, et contrer Livie, Auguste décide de remarier sa fille
à son plus fidèle adjoint Agrippa (le vainqueur d'Actium). Leurs
enfants futurs auront pour grand-père maternel Auguste.
Dénouement: Le couple aura cinq enfants, après la naissance
d'une fille Agrippine l'aînée, viennent Caius en -20, puis Lucius
en -7. Auguste les adopte à leur naissance et les enlève à
Agrippa et Julie.
LE TOURNANT DU MATCH
Phase 3 de -20 à +4
Stratégie d'Auguste: «Fabriquer des empereurs ».
Auguste donne à ses deux «fils»,
devenus Caius Julius Caesar et Lucius Julius Caesar, les meilleurs pédagogues,
pour en faire plus tard des empereurs modèles. Il les comble d'honneurs
et de louanges. Il se croit enfin tranquille.
Stratégie de Livie : «Faire le gros dos et éliminer...».
Livie doit cacher son jeu, élever ses nouveaux
«enfants» que sont Caius et Lucius, être irréprochable
et désintéressée, à l'instar de ses deux fils
devenus les meilleurs généraux de l'Empire.
Dévouement, soit, mais aussi travail de sape
pour discréditer la scandaleuse Julie, la vraie mère des deux
rejetons impériaux.
Coup de maître, peu après la mort d'Agrippa,
en -12, elle réussit à convaincre Auguste de donner pour troisième
mari de sa fille Julie, son fils Tibère, qui doit répudier sa
femme Vispanie, qu'il aime pourtant profondément. Auguste devient ainsi
le grand-père maternel des enfants futurs du couple Tibère Julie.
Dénouement : Tibère dégoûté, s'exile
de lui-même à Rhodes, le couple restera donc sans enfant. Julie,
qui mène la grande vie, finit par lasser son père à coup
de scandales de moeurs et se fait exiler à perpétuité
sur un triste rocher (Livie jubile).
Lucius César meurt subitement en +2, puis Caius
César en +4, suit le même chemin.
Fauchés tous les deux en pleine jeunesse et
sans raison explicable, on reparle d'empoisonnements. Auguste vieillissant,
est désespéré. D'autant plus que son beau-fils préféré
Drusus est mort en garnison sur le Rhin en -9.
TOUTE VICTOIRE SE DOIT D'ETRE EXPLOITEE
Phase 4, de +4 à +14
Stratégie de Livie: «Enfoncer le clou».
Livie pousse Auguste à adopter Tibère.
Ce dernier, détesté de l'empereur, est incontestablement le
seul membre de la maison impériale apte à reprendre le flambeau
à la mort d'Auguste. Agrippa Posthumus, le dernier fils de Julie et
Agrippa a, en effet, réussi à convaincre Auguste de sa violence
et de sa médiocrité. A la suite d'actions inconsidérées,
il a fini par se faire exiler sur un autre rocher perdu en mer. Après
la mort de Caius César, Auguste accepte enfin d'adopter Tibère.
Livie a réussi son opération de verrouillage.
Stratégie d'Auguste: «Traîner des pieds».
Auguste capitule donc, désespéré
par la mort de ses deux petits-fils, il laisse le champ libre à Livie.
Il punit avec cruauté Julie et Agrippa Posthumus qui finissent leurs
jours relégués.
Dernier affront à son épouse adorée,
il réussit à imposer en parallèle de son adoption de
Tibère, celle, simultanée, par ce dernier de Germanicus, fils
de Drusus et d'Antonia Minor époux d'Agrippine (l'aînée
des petites filles d'Auguste). Par là, il contrarie Julie, en mettant
sur le devant de la scène un rival, plus jeune et plus populaire, face
à l'austère et vieillissant Tibère.
Il rentre aussi dans le jeu de deux nouveaux «triangles
»
- Germanicus - Antonia Minor (mère) Marc-Antoine (grand-père
maternel, mort, mais au souvenir prestigieux),
- Agrippine - Julie (mère exilée) - lui-même Auguste (grand-père
maternel)
Dénouement final : En +14, à la mort d'Auguste, l'équipe
«Claudienne » : Tibère - Livie, l'emporte sans réelle
opposition. Tibère «Fils» d'Auguste lui succède
«naturellement» avec l'accord unanime du Sénat et s'emploiera
à éliminer dans les premières années de son règne,
l'encombrant Germanicus.
SUPERIORITE DES « CLANS »
MATERNELS ?
Les triangles fils-mère-grand-père maternel
«Claudiens », sont, par trois fois venus à bout des triangles
fils-pères-pédagogues « juliens ». Tout au long
du 1er siècle ap. J-C., les empereurs julio-claudiens, Tibère,
Caligula et Claude auront des successions aussi mouvementées.
La victoire du triangle Néron - Agrippine la
jeune (mère) - Germanicus (grand-père maternel décédé
mais prestigieux) sur le frêle triangle Britannicus - Claude (empereur
et Père)
- Narcisse (préfet du Prétoire), en + 54 restant sans doute
la plus connue.
Après les julio-Claudiens, à la mort
de Néron en + 68, viendra une autre époque, celle du règlement
de l'héritage impérial à coups de légions et de
guerres civiles. Les stratégies familiales de lutte politique ne disparaîtront
pas pour autant, mais l'armée, elle, rentrera définitivement
dans la famille des empereurs.
Frederic Bey, Casus Belli HS n°9